Sonia Boyce : stratégies artistiques post-1989

par Sophie Orlando, 2014

Le travail de Sonia Boyce (née en 1962) prend toute son ampleur dès le milieu des années 1980, notamment avec ses peintures et pastels évoquant l’histoire coloniale et la représentation des femmes noires en Grande-Bretagne. Missionary Position,acquise par la Tate Britain en 1987 ou Lay Back Keep Quiet and Think of What Made Britain So Great (1986), quadriptyque évoquant les conquêtes de l’empire britannique en Afrique, en Inde et en Australie, acquis en 1989 par l’Arts Council en fournissent une illustration. Nous nous intéresserons ici spécifiquement aux œuvres de Sonia Boyce produites après 1989. Pourquoi ? Cette date est communément associée à une bascule des mondes de l’art et en particulier du discours curatorial vers une mise en cause à la fois de l’hégémonie de l’histoire de l’art moderne occidentale et de ses fondements, mais également des critères qui justifient l’appartenance des productions à une histoire de l’art contemporaine. Tandis que le Centre Pompidou et la Grande Halle de la Villette accueillaient Les Magiciens de la terre (18 mai-14 août 1989) ou que le Centre Wifredo Lam proposait la troisième Biennale de La Havane (1er novembre-31 décembre 1989), la Hayward Gallery exposait The Other Story réunissant « des artistes afro-caribéens et asiatiques de la Grande-Bretagne d’après-guerre» [1]. Or, simultanément, la production artistique de Sonia Boyce connaissait des mutations profondes en termes de nature, de techniques et de contenus.

Les premiers travaux figuratifs de l’artiste s’inscrivent en effet dans le mouvement du Black Art. Ce dernier émerge à l’occasion de la First National Black Art Convention en 1982, colloque axé sur la spécificité des travaux des artistes afro-caribéens et asiatiques nés en Grande-Bretagne ou issus des mouvements migratoires depuis les années 1930. Sonia Boyce s’associe alors non pas au Blk Art Group (1979-1984), premier collectif du Black Art, mais au Black Women Artists [2],un groupe d’artistes féministes. Celui-ci s’est construit sur la théorisation du féminisme au sein des Cultural studies, menée précisément par Hazel Carby (dont Sonia Boyce a été l’élève) et Prathiba Parmar [3]. Les problématiques du groupe sont au cœur des tensions issues des postures artistiques de Jo Spence, Mary Kelly et Margaret Harrison. « J’allais dans nombre de conférences féministes, workshops ou discussions, précise Sonia Boyce, et il y avait un mécontentement général à propos d’une pratique issue des pensées de Clement Greenberg. L’Amérique était au centre des débats, tandis que les avant-gardes européennes étaient toujours d’actualité. [4] ». Les Black Women Artists contestent les canons de l’histoire de l’art occidentale tout autant que la dominance de l’Art conceptuel dans les pratiques féministes qui évacuent le corps, dont le corps noir. En optant pour l’autoportrait dans le dessin, la peinture et le collage entre 1982 et 1988, Sonia Boyce dénonce les pratiques de l’art contemporain occidental, alors gouvernées en Grande-Bretagne par Victor Burgin ou Art and Language, mais aussi gouvernées par l’héritage de la Post-painterly abstraction et des théories de Clement Greenberg et Michael Fried. Le changement de techniques opéré par Sonia Boyce au profit de la photographie, de l’installation, puis de la vidéo aux alentours de 1989 apparaît donc comme un revirement tactique. Quelles en sont les raisons et la portée dans le contexte de la mondialisation artistique ? A travers une analyse des relations entre les différents acteurs de l’art selon une perspective interactionniste (Howard J. Becker, Bruno Latour) mais aussi issue des Black Cultural and Visual Studies (Kobena Mercer, Sarat Maharaj), cette recherche prend pour objet la conjonction entre le tournant international opéré autour des définitions de l’art et de l’écriture de ses récits et le changement stratégique d’une pratique artistique. Arrêtons-nous sur l’un des aspects de ce travail, notamment l’analyse des stratégies d’énonciation, afin de déterminer les raisons et la portée des changements de tactiques de l’artiste. Le changement du lieu de l’énonciation est-il dépendant des mutations opérées au sein des politiques identitaires, et en particulier de la déconstruction des identités ? Quels sont les effets produits par la rhétorique de l’énonciation de Sonia Boyce sur le discours de/et sur l’art ?

Le moment de la rupture accompagne un tournant générationnel. Sonia Boyce assiste en 1986-87 à une conférence d’Aubrey Williams : « Is There a Black Aesthetic? » (Artist-Run Space, « Creation for Liberation »). Aubrey Williams déclare ne pas comprendre pourquoi les nouvelles générations ont abandonné la liberté de l’abstraction et le projet de la modernité [5]. En effet, les artistes associés comme lui au Caribbean Art Movement (1966-1972) en Grande- Bretagne ont porté le projet moderniste en le couplant avec un essentialisme noir. Aubrey Williams introduit des figures aztèques au cœur de ses peintures abstraites pour évoquer les conditions d’émergence de la modernité. Sonia Boyce déclare : « A ce moment-là, j’ai pris conscience que j’avais essayé de m’adresser à la génération d’avant et que je ne disais rien de la mienne [6]». Si l’auditoire de l’artiste change, les problématiques de son travail font de même. La première hypothèse consiste à lire la rupture comme une mise en cause du lieu d’énonciation. Sonia Boyce demande dès lors « qui parle et à qui ? » dans un contexte intellectuel (et notamment curatorial) de réévaluation des relations de l’art au concept usé « d’altérité » et au profit des vocabulaires postcoloniaux d’« hybridité », de « créolisation », ou de « métissage » : lexique de prédilection des pensées postcoloniales. En 1988, Stuart Hall, figure centrale des Cultural studies, explique lors d’une conférence [7] : «nous parlons tous à propos d’un lieu particulier, d’une histoire particulière, d’une expérience particulière, sans pour autant être confinés à cette position en tant qu’artistes ou cinéastes « ethniques » » [8]. Dans Talking Presence (1988), dernière peinture-collage réalisée la même année, Sonia Boyce dispose un couple au premier plan regardant la ville de Londres depuis l’espace d’un intérieur orné de papiers peints et d’une marine. Pour Paul Gilroy, le navire est un trope de la circulation transatlantique des cultures, dans lequel les sujets sont pris entre ce que Du Bois appelait la « double-conscience » ou encore l’appartenance à une double culture, occidentale et africaine [9]. Le collage, à la manière de l’Américain Romare Bearden, agglutine l’espace urbain spécifiquement londonien avec ses bus rouges, la cathédrale Saint-Paul et le Parlement. Depuis 1989, Sonia Boyce a mis de côté les représentations des politiques identitaires d’un sujet spécifique, au profit d’un lieu d’énonciation collectif. La situation d’énonciation et la situation du spectateur se déplacent. Ce dernier est au centre de tous les regards lorsque Sonia Boyce réalise un papier peint venant recouvrir l’ensemble de l’espace de l’exposition I Wish You Were Here (9 septembre-9 octobre 1994, Londres : Bank). Un motif répétitif – l’applaudissement issu du film The King of Comedy (1982)de Martin Scorcese – traque chaque individu et l’incite à se demander pourquoi il est l’objet des regards : qui le regarde et comment. Le corps devient collectif dans la série Devotionnal, une archive d’objets, cassettes, disques, pochettes de plus de 200 artistes femmes noires internationales souvent ignorées, mais qui sont restées dans la mémoire collective. Le spectateur est invité à contribuer à l’archive et à l’activer. Enfin, la relation dynamique qu’elle instaure avec le spectateur fera l’objet « d’esthétiques relationnelles » dans les années 2000 [11],qui s’affirment dans des œuvres collaboratives associées à la sociabilité (dîner, chanter), avec une impulsion assez proche d’une observation des comportements et des ajustements interpersonnels tacites comme le fonctionnaliste Erving Goffman [12] avait pu l’étudier dans les années 1970.

Simultanément, Sonia Boyce opère une mutation dans la construction des représentations. Le corps morcelé devient le lieu de son adresse au spectateur. Il n’est plus associé à un sujet spécifique (artiste femme noire à Londres) comme dans les autoportraits de l’artiste aux pastels. Il s’avère fragmentation d’un sujet abstrait (Plaited and Knotted, 1995). Il évoque un fétiche, une poupée, noire, désirée, sans identité, dans le triptyque photographique Three Legs Stuffed with Hair (1995)constituéde gros plans sur des cheveux frisés noirs ou des poils pris dans les plis de l’intimité d’un bas de femme. Le bas agit comme un écran clair occultant la peau noire, objet de désir « racialisé » selon Frantz Fanon dans Peau noire masque blanc de 1952, ou « continent noir » selon la féministe Mary Ann Doane [13]. Le corps est saisi par un cadrage rapproché signe de l’ambivalence désir/rejet de la racialisation. Le cadrage coupe, voire décapite, il sépare le sujet de son identité. Nourrie de la psychanalyse appliquée au champ postcolonial (Frantz Fanon, Homi Bhabha) et de la théorie américaine postmoderne (Michael Fried, Rosalind Krauss), Sonia Boyce lie la politique sexuelle au geste moderniste. Le bas est visible dans le travail d’une autre artiste britannique associée aux Young British Artists : Sarah Lucas. Sa série Bunny évoque la poupée de Hans Bellmer, lieu de projection d’un regard masculin, ici gonflable et inscrite dans la société de consommation pornographique. A contrario, pour Sonia Boyce, la consommation de masse du corps dépersonnalisé et fétichisé (dont Kobena Mercer fera l’analyse dans « Black Hair Style Politics », 1987 [14]), s’accompagne de la construction du couplage désir/peur du sujet colonial.


Sonia Boyce se demande également : « quelle est la rhétorique de l’énonciation ? Pour quels effets ? ». L’une des hypothèses de cette recherche est que l’artiste développe un espace spécifique de négociation de l’autorité du discours dans les travaux postérieurs à 1989 en regard des différents héritages théoriques déconstructionnistes (dont Michel Foucault, Jacques Derrida, Edward Said, Gayatri C. Spivak) et des Black Cultural Studies (Stuart Hall, Kobena Mercer). L’objet de la négociation est pluriel : à la fois, autorité sur les représentations d’une communauté, observation des représentations coloniales, puis mise à disposition d’outils de contestation des représentations. Ainsi, la vidéo collaborative Oh Adelaide (2010), travaillant l’archive visuelle du Black Vaudeville Show de 1936 interpose, entre la chanteuse de Jazz Adelaide Hall (1901-1993) et le spectateur, une surface blanche, une zone d’indiscernabilité, un écran qui trouble l’accès aux mouvements, au corps de la chanteuse virevoltant sur une scène affublée de ménestrels grotesques. L’artiste Ain Bailey mixe la voix de la chanteuse de Creole Call Love de Duke Ellington. Le son se grippe et produit le bruit de la mitraille, ou borborygme, reliant la machine à l’organe. Stuart Hall observe en 1988 une mutation au sein des politiques culturelles noires, passant d’une politique d’antiracisme dans la Grande- Bretagne d’après-guerre, faisant état d’une « expérience noire » et de la critique de ces représentations, au profit d’une politique de représentation active, autrement dit, un travail sur les régimes de représentations et de la constitution de ses outils.

Tandis que les stratégies artistiques du Black Art Movement (1982-1989), telles que le localisme, l’usage des politiques identitaires et de l’articulation race, class and gender établie par Stuart Hall au sein des Cultural Studies se déploient dans les œuvres des Young British Artists Tracey Emin, Sarah Lucas, Mark Wallinger, Sonia Boyce met fin à l’autorécit au profit d’un travail sur un sujet transnational. Analysant la situation britannique après 1989, Kobena Mercerobserve le passage des années 1980 collectivistes aux Young British Artistsindividualistes puis pop des années 1990 comme un compromis entre « l’ethnicité et l’internationalisme » [15], c’est-à-dire, une voie médiane entre le débat sur les représentations noires, porté par le Black Art et la stratégie de séduction d’un marché international « local- global » de Tracey Emin, Sarah Lucas et Damien Hirst. Les années 1990 accueillent des œuvres sur l’hypervisibilité de l’histoire culturelle des masses de la blackness (les supers héros Captain Shit de Chris Offili, depuis 1996) et engagent une revalorisation des intellectuels (Cf. Isaac Julien, Frantz Fanon, Black Skin White Mask, 73 min, 35 mm, 1996). En regard du « nouvel internationalisme » et en particulier du statut de la blackness dans l’art contemporain britannique, il faut comprendre le changement de tactique de l’artiste en tant que création d’une posture critique. Celle-ci fonctionne en négociant l’autorité de l’image avec le spectateur et avec les outils de la culture de masse. Marcus Verhagen interprète aussi de la sorte la mutation du travail de cette artiste et explique : « Trois conséquences sont issues de ce tournant. La première est qu’elle examine l’effectivité des lieux communs, les affaiblit ou bien au contraire les renforce et les complexifie depuis l’intérieur. La seconde est qu’elle offre au spectateur non pas une identité alternative mais d’autres manières d’imaginer l’identité. Et la troisième est que ses interventions critiques ne peuvent pas être appropriées par la culture de masse parce qu’en un sens, elles en font déjà partie, du fait de l’utilisation d’un langage a priori identique [16]». D’une critique des représentations au sein de l’histoire de l’art canonique moderniste et des postures des féministes blanches conceptuelles, l’artiste est passée à la constitution d’outils critiques capables de présenter et de défaire le stéréotype, depuis le lieu d’énonciation de la culture de masse internationale de la blackness. En proposant des outils critiques à même de déconstruire les images et en créant simultanément une zone d’ambiguïté ou encore d’inconfort pour le spectateur, les œuvres de Sonia Boyce après 1989 développent une pensée de/et sur la mondialisation artistique. Pourquoi ? Elles ne constituent pas un lieu d’homogénéisation ou de différenciation des identités, elles sont donc à l’opposé d’une « zone de rencontre » de métissage, ou d’hybridité culturelle. Elles fonctionnent comme des espaces de négociation, autorisant l’analyse puis la déconstruction des modèles et politiques identitaires issus des discours coloniaux.


Notes

1 The Other Story: « Afro-Asian artists in post-war britain » (29 novembre 1989-4 février 1990),Londres : Hayward Gallery

2 Voir le catalogue Thin Black Line(s), Londres : Tate Britain ; UCLAN, 2011-12. Exposition organisée par Lubaina Himid et Paul Goodwin. En font partie l’artiste et commissaire d’exposition Lubaina Himid, et les artistes Sutapa Biswas, Claudette Johnson, Ingrid Pollard, Veronica Ryan, et Maud Sulter.

3 Voir Heidi Safia Mirza (ed), Black British Feminism: A Reader, Londres : Routledge, 1997

4 Entretien avec Sonia Boyce, 10 janvier 2013, Tooting Broadway. Retranscription française traduite par l’auteure de l’article (Ndlr).

5 Entretien avec Sonia Boyce, Ibid. [« In that seminar, Aubrey Williams talked about how he was discontented with this emerging generation. He couldn’t understand why they would abandon the achievement of modernism for what he thought of illustration »]


6 Entretien avec Sonia Boyce, Op.cit. [« I realised I had been tried to speak to the older generation, […] I wasn’t saying anything about my own generation. Actually it is a deeper question about an aspiration project into the West, the idea of an international style the question of modernism being a sort of liberatory language. A generation that would have grown up in the West, through the art system realising that the West is saying : actually these doors are closed to you.»]

7 Hall, Stuart. « New Ethnicity » conférence de février 1988 publiée dans Kobena Mercer (et al.), Black Film, British Cinema, Londres : ICA, 1988, p. 27-30

8 Hall, Stuart. « Nouvelles ethnicités », in Maxime Cervulle (ed), Identités et cultures politiques des cultural studies, Paris : Amsterdam, 2007, p. 210

9 Gilroy, Paul. L’Atlantique noire, modernité et double conscience, (1993), Paris : Amsterdam, 2013

10 Entretien avec Sonia Boyce le 4 avril 2013 [« Marcus Verhagen that said to me « Have you seen this book by Nicolas Bourriaud? ». Then I realised there was a name for it »]


11 Citons Like Love, 2009-2010

12 Goffman, Erving. La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris : Minuit, 1973

13 Doane, Mary Ann. « Dark Continents », in Femmes Fatales: Feminism, Film Theory, Psychoanalysis, Londres : Routledge, 1991, p. 209-248

14 Mercer, Kobena. « Black Hair, Style Politics », in New Formations, n°3, 1987, repris dans : Mercer, Kobena. Welcome to the Jungle: New Positions in Black Cultural Studies, Londres ; New York: Routledge, 1994

15 Mercer, Kobena. « Ethnicity and Internationality, New British Art and Diaspora-Based Blackness », in Third Text, n°49, 1999, p. 51-62

16 Verhagen, Marcus. « An art of the commonplace », in Sonia Boyce: performance, Annotation 2, Londres : INIVA, 1998, p. 14


Crédits

Sophie Orlando, « Sonia Boyce : stratégies artistiques post-1989 », Critique d’art [En ligne], 43 | Automne 2014, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 13 novembre 2014. URL : http://critiquedart.revues.org/15421

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