Présentation

Des corps s’agitent et se font entendre. Ça chuchote, ça se renverse cul par dessus tête, ça miaule, ça court à l’intérieur et à l’extérieur des lignes verticales de béton, actualisant la rencontre entre les sujets perturbateurs hérités de l’avant-garde européenne Dada, et une architecture brutaliste, mettant à nu sa structure et sa matière, faite d’utopie.

Sous le titre Paper Tiger Whisky Soap Theatre (Dada Nice) l’exposition se concentre sur les relations entre jazz-scat (style vocal, propre au jazz, né au tournant du 20e siècle aux Etats-Unis qui privilégie la valeur rythmique et phonétique des syllabes à la signification des mots) et l’héritage du mouvement d’avant-garde Dada dont la première manifestation pluridisciplinaire et anti-art se déroula il y a tout juste 100 ans (le 7 février 1916) à Zurich avec le Cabaret Voltaire ouvert par Hugo Ball.

Ce dialogue fait suite au travail engagé par Sonia Boyce avec des performers vocalistes dans Exquisite Cacophony, vidéo présentée à la Biennale de Venise 2015.

Pour Sonia Boyce le jazz scat et Dada partagent une fonction identique au sein de l’avant-garde, celle de faire face à un « traumatisme social de grande envergure » (cf. entretien filmé avec Sonia Boyce) : la montée du fascisme, les conflits européens, puis la crise économique qui encadrent le paysage de l’entre-deux-guerres. L’un comme l’autre font jaillir des gestes spontanés, impromptus. Le tumulte, la frénésie et le tapage des corps s’insurgent contre la guerre et dénoncent alors la recherche d’un formalisme académique. A partir de cet héritage de défiance vis-à-vis du discours hégémonique, l’artiste met en place les conditions de jaillissement d’un langage commun partagé. Ce système de signes contestataires, révélé par la pratique de l’improvisation, agit comme un signal inscrit dans le non-sens.

Affiliée aux pratiques collaboratives, Sonia Boyce a réuni lors de sa résidence à l’automne 2015 Vânia Gala (chorégraphe), Astronautalis (chanteur hip hop) et des étudiants de l’école d’art, pour un atelier d’improvisation au sein de l’architecture de la Villa Arson. Filmée par une équipe de tournage, dirigée par Michelle Tofi, les différents matériaux visuels et sonores issus de cette performance participative font l’objet de l’installation présentée dans la galerie carrée composée de vidéos, de dessins et d’un papier peint. Les vidéos composites et autonomes participent à l’éclatement de tout récit au profit de situations. Leurs durées n’excèdent jamais celle de la vidéo projetée The Circle (18 min.) Initiée par la répétition des termes Paper Tiger Whisky Soap Theatre, elle donne une impulsion sonore et rythmique à l’ensemble.

L’une des caractéristiques de l’approche de Sonia Boyce est un cadrage inclusif qui donne à voir l’équipe de tournage.

Ainsi, son travail s’écarte d’une documentation de performance au profit d’une monstration à la fois des enjeux actuels de captures du réel par l’image, tout autant que des manières de voir, qu’induisent les modalités d’accrochage et de diffusion des images (John Berger, Ways of Seing, 1972). Ce cadrage implique également d’autres regardeurs ou locuteurs à l’intérieur de l’image, notamment le spectateur et le badaud. Si le premier est volontaire, le second peut se trouver dans un inconfort. Ainsi, le visiteur de l’installation est pris dans un jeu de situations d’énonciations distinctes, avec lequel il doit composer entre rire et malaise.

Aussi le cœur du travail de Sonia Boyce n’est-il pas d’interroger la production et la réception de gestes non attendus ? Et notamment quand il vise la nature du rire, lieu d’inquiétude, d’effroi et de joie émanant d’un écart ou d’une prise de distance entre le sujet et une norme acceptée comme évidence.

Sophie Orlando
Commissaire de l’exposition, historienne de l’art, chercheure et professeure à la Villa Arson, elle effectue depuis 2006 des recherches sur le British Black Art.